Interview de la BBC du 26-4-2012
(26e Anniversaire de Tchernobyl )
BBC :
M. le Professeur, pourriez-vous brièvement nous rappeler les causes de la
catastrophe de Tchernobyl ?
NKN : La terrible
catastrophe de Tchernobyl classée au niveau 7 sur l'échelle INES, survenue
en Ukraine le 26-4-1986, a déclenché une prise de conscience mondiale du
danger potentiel du nucléaire civil.
L'accident est dû à une série d'erreurs humaines mais aussi à la conception
de la centrale nucléaire.
C'est le réacteur N° 4 (type RBMK de l'Union Soviétique) de 1000 MW, à eau
légère bouillante, modérée par du graphite et faiblement enrichi en uranium,
qui a subi une explosion (non nucléaire) et une fusion du cœur. Ce réacteur,
de forme cylindrique (diamètre 12 m, hauteur 8 m), contient 190 tonnes
d'uranium enrichi à 2%. Voici les principaux points faibles de ce type de
réacteur:
·
Pas d'enceinte de
confinement, ni dôme de sécurité
·
Instabilité du réacteur à faible
puissance
·
Le caloporteur (l'eau) est également un
absorbeur de neutrons et le danger vient de sa vaporisation
·
La maniabilité des barres de contrôle
laisse à désirer
C'est une
manipulation de quelques électriciens venant de Moscou (et ne connaissant
rien sur le nucléaire), dont le but est de démontrer la possibilité de
relancer la centrale avec l'énergie cinétique des turbines, en cas de panne
extérieure d'électricité, qui est à l'origine de la catastrophe. Des erreurs
extrêmement graves ont été commises: non respect des procédures techniques,
violation des consignes, mises hors circuit volontaires des dispositifs de
sécurité. L'accident survient en raison du blocage et des fractures
mécaniques des barres de contrôle contre le graphite. Le régime surcritique
(la puissance du réacteur étant multipliée par 100 ! ) a provoqué une série
d'incendies et d'explosions. La première grande explosion, qui est une
explosion de vapeur d'eau, a soulevé et projeté en l'air les 1.200 tonnes de
la dalle de béton recouvrant le haut du réacteur. La seconde aurait pour
cause, soit l'hydrogène, soit le regain de criticité et de la reprise de
réactions en chaine.
En plus d'une énorme quantité d'éléments radioactifs libérés
dans l'atmosphère (jusqu'à plus de 3000 m), on estime qu'il y a environ 100
kg de plutonium (sur un total de 400 kg contenus dans le réacteur) dispersés
dans l'environnement, lors de l’incendie.
La fusion du
cœur et des structures métalliques a formé un corium sur le plancher situé
sous le réacteur. 300 kg de plutonium se retrouvent à l'intérieur de ce
magma.
Selon le
Professeur Vassili Nesterenko, la sédimentation de ce plutonium fondu peut
déclencher une explosion atomique plusieurs dizaines d'années après ! Les
experts de l'Académie des Sciences de Biélorussie ont fait remarquer qu'une
explosion atomique d'une puissance de 50 à 80 fois supérieure à celle de la
bombe d' Hiroshima pouvait même se produire 2 semaines après la catastrophe
de Tchernobyl !
Le lobby nucléaire prétend que la probabilité d'avoir un tel
accident majeur (fusion du cœur) est de l'ordre de 1/1 million. Mais les
gens confondent souvent la probabilité et l'espérance mathématique. Ce
chiffre n'est pas fiable, car la probabilité dépend de nombreuses
hypothèses. D'autre part, en général, ce sont les hommes qui sont en cause
et non pas le matériel. Il faudrait alors tenir compte de la fréquence des
erreurs humaines ! La notion
de risques est plus vaste que la notion de probabilité. N'oublions pas que
dans la réalité, pendant ces 50 dernières années, il y a eu 5 fusions du
cœur : 1 à Three Mile Island, 1 à Tchernobyl et 3 à Fukushima.
(On compte actuellement dans le monde 437 réacteurs
totalisant une puissance installée de 370500 MW).
Aujourd'hui, jour d'anniversaire des 26 ans de la
catastrophe de Tchernobyl, les techniciens ont commencé à construire un 2e
sarcophage géant, d'une valeur de 1,5 milliard d'euros, recouvrant le
réacteur accidenté de Tchernobyl, dans le but d'empêcher la
fuite de la radioactivé vers l'extérieur.
Non, il n' y a pas de plus coûteuse technologie que le nucléaire !
BBC
: Selon vous, en comparaison avec Fukushima, quelle est la
catastrophe qui a le plus d'impacts?
NKN : Comme beaucoup
d'autres experts, je pense que la catastrophe de Fukushima est plus grave
que celle de Tchernobyl, parce qu'elle est provoquée par la nature, et elle
est plus complexe (bien qu'il existe aussi de nombreuses erreurs humaines,
au niveau de la conception). Elle a conduit à la fusion du cœur des
réacteurs 1, 2 et 3 et du percement de la cuve et des soubassements de
certains d'entre eux (melt-out). Potentiellement, c'est même une vingtaine
de fusions possibles ! En effet, les circonstances étaient pratiquement
réunies pour que les assemblages de combustibles, stockés dans les piscines,
subissent également une fusion.
Le scénario
était plus dangereux qu'une simple fusion de cœur, car cela concerne non
seulement plusieurs réacteurs, mais aussi des piscines de refroidissement du
combustible irradié.
Alors qu'à
Tchernobyl, la réaction en chaîne non maîtrisée, a provoqué un emballement
du réacteur et donc sa surchauffe, conduisant à une explosion de vapeur ou
d'hydrogène ; à Fukushima, la réaction en chaîne s'est arrêtée
automatiquement, au moment du tremblement de terre, ce qui réduit la
puissance des rejets de produits de fission. Par miracle, à Tchernobyl, le
cœur en fusion n'a pas traversé les soubassements, alors qu'à Fukushima, le
cœur en fusion a transpercé les cuves et les enceintes, pour pénétrer dans
le sol.
Il faut
savoir aussi qu'il y avait à Fukushima 877 tonnes de combustibles dans les
réacteurs et 3400 tonnes de combustibles usagés dans les 7 piscines, soit un
total de 4277 tonnes. Ce chiffre est à comparer à 30 tonnes de Three Mile
Island et à 190 tonnes de Tchernobyl.
L'estimation
de la quantité de radioactivité dégagée dans l'atmosphère à Fukushima a été
de 770000 térabecquerels, soit à peu près 5 fois moindre qu'à Tchernobyl (4
millions de térabecquerels). Mais ces chiffres ne tiennent pas compte des
rejets souterrains et dans l'océan, sans oublier que la contamination
chemine et se poursuit encore à Fukushima. La quantité de césium 137 rejetée
en mer, serait 2 fois supérieure aux retombées des essais nucléaires dans le
Pacifique des années 1960. Mais le désastre le plus inquiétant pour le Japon
réside dans la contamination du sol, du sous-sol, des nappes phréatiques,
bref, de tout le système de circulation d'eau douce par le césium 137. Une
proportion d'eau douce difficilement chiffrable, restera impropre à la
consommation et à l'agriculture pendant plus de 2 siècles !
Contrairement à TEPCO (Tokyo Electric Power Company), qui cherche à affirmer
que seul le tsunami est responsable de la catastrophe, la Commission
d'enquête japonaise a émis l'hypothèse, selon laquelle, la tuyauterie
principale de la centrale ait été gravement endommagée par le violent séisme
de 9° Richter.
BBC :
Selon vous, pourquoi le Viet Nam se lance t-il dans la construction d'une
série de 10 réacteurs nucléaires dans un
délai si court ? Ninh Thuan peut-t-il devenir un
autre Tchernobyl?
NKN:
Comme j'ai eu souvent l'occasion de le signaler, le
programme électro-nucléaire du Viet Nam est non seulement ambitieux et
dangereux mais inutile, en raison du coût extrêmement élevé et du temps
perdu, occasionnant ainsi un retard considérable pour l'exploitation
intensive des énergies renouvelables.
En dehors de la Chine,
aucun pays ne construit des centrales nucléaires avec un
tel rythme, tout en minimisant les aspects sécuritaires, scientifiques,
économiques, humains et environnementaux. J'ai sans cesse répété que la
demande d'électricité du Viet Nam a toujours été fortement exagérée
volontairement et elle ne correspond nullement à la réalité !
Selon les prévisions, le Viet
Nam aura besoin de 329 à 362 TWh (milliards de kWh) en 2020
et de 695 à 834 TWh en 2030! Je peux vous garantir que ces chiffres ne
seront pas atteints. Si nous
continuons à courir après cette croissance exponentielle de la demande
d'électricité, 15% - 16% par an (en dépit d'une réduction progressive à
11,5%), alors nous allons connaître prochainement une
grave crise énergétique ! En
France, la demande actuelle est d'environ 500 TWh.
Il existe même un scénario proposant une réduction à 360 TWh dans l'avenir,
grâce aux économies d'énergie, à l'efficacité
énergétique accrue et à une utilisation massive des énergies renouvelables.
Alors que partout, on réclame la sobriété, nous, nous encourageons la
consommation! Pendant qu'on s'intéresse particulièrement au modèle de la
demande, nous, nous privilégions le modèle de l'offre qui entraîne beaucoup
de gaspillage. A poursuivre cet élan, nous allons, sans le savoir, avoir
trop d'électricité !
Des amis étrangers m'ont demandé si le Viet Nam n'avait pas
l'intention de fabriquer des bombes atomiques comme l'Iran ou la Corée du
Nord? Je leur ai dit qu'ils devraient s'adresser au Premier Ministre
vietnamien. En théorie, chaque année, un réacteur PWR de 1000 MW peut
fournir un équivalent de 200 kilogrammes de plutonium. Mais la technologie
de fabrication de la bombe n'est pas facile, elle nécessite un certain
nombre de conditions minimales. Les réacteurs de type RBMK de la centrale de
Tchernobyl, en plus de la
fourniture d'électricité, visent également à accroître la quantité de
plutonium de l'Union soviétique.
D'autres experts ont émis l'hypothèse selon laquelle, le Viet
Nam, se trouvant confrontée à
une si forte pression économique ou politique, telle, qu'il doit
construire en urgence, une série de 10-12 réacteurs,
dans un délai relativement court (jusqu'en 2030), et
ce, malgré le danger et les difficultés
insurmontables !
Ninh Thuan peut devenir un Tchernobyl, non pas à cause de
la technologie, parce que les réacteurs auront une enceinte de confinement,
mais en raison du manque de préparation concernant le personnel
d'exploitation, peu qualifié, inexpérimenté et non
discipliné. D'autre part, la région de Ninh Thuan n'est pas à l'abri
des séismes et des tsunamis !. N'oublions pas non plus les
mensonges et les négligences de la Société Rosatom (Russie) et la grave
crise actuelle du nucléaire civil au Japon! (Ces
deux pays vont construire les premiers réacteurs de Ninh Thuan)
Pour éviter un Tchernobyl à Ninh Thuan, je pense que le plus
simple est d'abandonner immédiatement le programme électro-nucléaire du Viet
Nam. Si non, notre pays risque
d'être contaminé par la radioactivité pendant des
milliers d'années, paralysant pour longtemps
l'économie et causant beaucoup de souffrances inutiles à des compatriotes
innocents.
BBC : En
plus des problèmes économiques et technologiques que vous venez de
souligner, le Viet Nam a-t-il un potentiel humain qualifié ?
NKN : Le budjet du Viet Nam
prévu pour la formation du personnel en génie nucléaire a été estimé à 3.000
milliards de dong (environ 150 millions de US dollars). Le nombre de
spécialistes attendus d'ici à 2020 est d’un total de 3.000. Par rapport à la
demande, ce chiffre est relativement faible. Une centrale de 1000 MW a
besoin, en moyenne, 800 à 1000 personnes, regroupant divers métiers, dont la
moitié sera consacrée au fonctionnement et à la gestion de la production.
Actuellement au Viet Nam, il y a environ 500 personnes qui
ont travaillé dans le domaine nucléaire et une centaine de professionnels
ayant une connaissance technique de ce secteur. Le nombre de spécialistes de
haut niveau ayant une expérience dans les centrales nucléaires est
extrêmement limité!
Le Viet Nam
a lancé des programmes de formation pour la science et la technologie
nucléaires dès juin 2011. Chaque année, 250 étudiants seront diplômés des 5
ou 6 grandes écoles ou universités.
Le plan d'Etat prévoit de former d'ici 2020 environ 350
docteurs et masters et 2400 ingénieurs en génie atomique,
250 docteurs et masters et 650 ingénieurs seront orientés vers la gestion,
la sécurité et les applications nucléaires. Parmi les chiffres mentionnés
ci-dessus, des centaines d'étudiants seront formés à l'étranger.
Actuellement, la majorité des universités européennes, mettent l'accent sur
la formation du personnel pour démanteler les centrales nucléaires plutôt
que d'en construire! Les enseignants expérimentés sont encore très peu
nombreux car la technologie du démantèlement est relativement récente.
D'autre part, un grand nombre de professeurs en génie atomique sont
aujourd'hui à la retraite.
Il serait
beaucoup plus judicieux et urgent de consacrer ces millions de dollars à la
formation du personnel pour les énergies renouvelables, l'efficacité
énergétique et les économies d'énergie.
Naturellement, je désapprouve totalement ce gaspillage d'argent pour former
des étudiants en génie atomique, car l'énergie nucléaire est dépassée,
dangereuse et non économique. Elle n'a aucune perspective d'avenir pour le
Viet Nam.
Nous n'avons pas le droit d'encourager les jeunes à aller à
contre-courant, en leur faisant perdre inutilement leur temps précieux. Le
Viet Nam a besoin d'urgence de repenser sa stratégie énergétique à long
terme avant qu'il ne soit trop tard!
Grenoble,
26-4 -2012
Nguyen
khac Nhan,
Ancien
Directeur et Professeur de l'Ecole Supérieure d'Electricité et du Centre
National Technique de Saigon,
Ancien
Chargé de Mission à la Direction Economie Prospective et Stratégie d'EDF
Professeur à l'Institut d'Economie et Politique de l'Energie et à l'Institut
National
Polytechnique de Grenoble.
Nota : L'original de cet interview
est en vietnamien. Il est traduit en français par l'auteur avec la
collaboration de Madame Nguyen Dac Nhu Mai, Présidente de l'Association Pour
la Promotion des Femmes Scientifiques Vietnamiennes ( Apfsv )
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